Grandir

Adrienne Joseph, psychologue du travail (soigner les personnes, le travail, les organisations)

 

 

L’interview de Benoît de Quillacq décrit un « savoir-faire affiné » qui est « l’essence même de la création artisanale ». Cette ingéniosité convoque les concepts de la psychodynamique du travail développés par Christophe Dejours(1), psychiatre et psychanalyste : les concepts du « jugement de beauté » et de l’identité des professionnels.

 

Le travail représente l’occasion d’établir un rapport avec autrui et avec le monde. Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est également vivre ensemble. On travaille pour quelqu’un, pour un client, pour un patient, pour un chef, pour ses subordonnés, pour des collègues.

Pour chaque métier, le travail suppose l’invention et l’appropriation de savoir-faire collectifs. Dans ces collectifs, la reconnaissance est ce qui permet à la solidarité dans le travail de fonctionner, en situant la délibération sur le travail concret, ses contradictions internes, ses ambiguïtés. C’est précisément la capacité collective de formuler les jugements les plus consensuels possibles qui sous-tend la reconnaissance du travail. 

La reconnaissance portée sur le travail et non sur la personne est une composante essentielle de la santé au travail. Pour la psychodynamique du travail, la reconnaissance du travail passe par la formulation de deux formes de jugements qui témoignent de la valeur accordée par autrui à la contribution du sujet à l’organisation du travail : le jugement d’utilité et le jugement de beauté.

Le jugement d’utilité technique, sociale ou économique est formulé par la hiérarchie, les subordonnés ou parfois même les clients. Le jugement de beauté ne se réfère pas à un standard mais apprécie la créativité, l’originalité, la singularité de la pratique professionnelle mise en œuvre. Il consiste en une reconnaissance du travail comme un « bel ouvrage », de « beaux macarons » tels qu’ils nous sont présentés par Benoît de Quillacq. Ce jugement de beauté témoigne à la fois de la conformité du travail avec les règles de l’art, comme de son originalité par rapport aux réalisations du corps de métier.

La reconnaissance a un impact considérable sur l’identité, nous dit Christophe Dejours. Pour la psychodynamique du travail, l’identité est « l’armature de la santé mentale ». L’identité n’est jamais définitivement stabilisée et reste incertaine. La plupart des sujets ne peuvent tenir leur identité, uniquement, par eux-mêmes. Si le sujet est coupé de la reconnaissance par autrui, il est condamné à la « solitude aliénante »(2). Et lorsque que la convivialité se désagrège, il ne reste que la souffrance.

C’est pourquoi les professionnels ont constamment besoin de confirmation par le regard de l’autre. Celui qui a été reconnu pour la contribution qu’il a apportée à l’organisation par son travail peut éventuellement rapatrier cette reconnaissance de son savoir-faire dans le registre de son identité.

Ainsi, grâce à la reconnaissance, travailler n’est pas seulement produire des biens ou des services, c’est également « se transformer soi-même » et « accroître son identité ».

(1) : Dejours, C. (4è éd. 2015). Travail : usure mentale. Bayard.

(2) : Gernet, I. & Dejours, C. (2009). Évaluation du travail et reconnaissance. Nouvelle revue de psychosociologie, 8, 27-36.

Un témoignage délicieux décrivant la beauté d’un nouveau geste de métier complété par une analyse en clinique du travail sur la nécessaire reconnaissance par les pairs ; vue comme une conquête permanente d’accroissement de son identité.

De quoi se réjouir !