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Interroger Pandémie, Santé, Liberté

Claire Saillour, psychologue clinicienne en milieu hospitalier, donne un éclairage sur trois points.

Faut-il parler de pandémie ou de syndémie ?

Il ne s’agit pas d’une pandémie comme le précise justement Barbara Steigler [1]dans son livre De la démocratie en pandémie (collection « tracts » chez Gallimard), mais d’une syndémie, c’est à dire une épidémie décuplée pour ceux atteints de maladies chroniques et de vieillissement.

C’est une maladie causée par les inégalités sociales et par la crise écologique entendue au sens large (elle montre que toutes les conditions sont réunies pour que le même type d’épidémie se reproduise régulièrement).

Et si nous ne vivons pas une pandémie, nous vivons « en Pandémie ».

En changeant nos représentations, nous pourrions dès lors basculer dans une tout autre logique : vers une politique de soins qui cible prioritairement les personnes qui présentent le plus de risques, loin des messages diffusés lors du premier confinement qui ont pu nous laisser penser que nous courrions TOUS un danger mortel à sortir de chez nous !

Tout ceci doit être déconstruit si nous désirons mener la bonne politique de santé publique. 

Il est malheureux que les analyses de Richard Horton [2] aient à peine été relayées en France.

Si cela avait été le cas nous aurions peut-être imaginé une politique de santé bien différente, ciblée prioritairement sur les quartiers défavorisés, les déserts médicaux et les lieux où il y a des flambées épidémiques liées à l’accumulation des maladies chroniques. 

Nous aurions beaucoup plus insisté sur la prévention et la prise en charge de ces populations.

Or ce n’est pas du tout ce que nous avons fait. Ces zones déshéritées continuent d’être laissées à elles-mêmes avec le slogan délétère : « restez chez vous ! », les patients finissant par affluer finalement aux urgences quand il est souvent trop tard.

Une véritable démarche de santé publique aurait impliqué au contraire que tous les paramètres de chaque situation locale soit sérieusement prise en compte.

Dès lors toutes les mesures de confinement qui ont été prises, empêchant de manière exhaustive et indifférenciée les liens sociaux, le travail en présence, les mouvements des personnes, et ce pour Tous, apparaît comme abusif et inadapté ! 

Qu’implique le télétravail ?

On a mis en place le télétravail qui permettait de travailler quand même et à « distance ». 

Pour certains une découverte bénéfique… Moins de transports, plus de sommeil, moins de rapports professionnels compliqués parfois … 

Mais ambiance plus pesante quand le logement n’est pas adapté, quand il y a des enfants et le travail scolaire à assurer, et toute la vie familiale au même endroit ! 

Perte des liens avec les collègues, des rapports « en vrai », de confrontation, de réflexion, de construction commune, de créativité liée et issue de la relation.

Les rapports par mail, en Visio, par téléphone ne remplacent certes pas le contact direct ! « Ce virage numérique n’est pas du tout une improvisation du 17 mars 2020, c’est un projet politique » (B. Stiegler).

Pour certaines professions l’enjeu était différent : par exemple, pour moi psychologue clinicienne, suivre mes patients par téléphone a pu apporter des choses intéressantes, notamment dans mon écoute, sans la perception visuelle. On entend différemment et mieux à certains égards… (Freud l’avait noté il y a un siècle !).

On peut dire que cette mise en place du « distanciel » (télétravail chez soi, communications par Visio, par téléphone, mail, etc…) peut être vue comme un pis-aller qui permet de continuer quelque chose plutôt que de le stopper, mais ne peut « remplacer » la vraie rencontre, la mise en présence, les échanges, avec ce que cela comporte de spontané, d’imprévu, de non-verbal, d’enrichissement mutuel par le débat, les interactions, les émotions…

Barbara Stiegler dénonce notamment la place que prend le numérique par exemple à l’Université et son acceptation sans réflexion et sans esprit critique !

Elle prône l’invention d’autres méthodes d’enseignement pour préserver la relation du professeur aux élèves.

Car donner un cours c’est une relation, et en effet « Les élèves modifient aussi considérablement l’enseignant ». (Barbara Stiegler).

En effet travailler, enseigner, relationner avec une médiatisation (zoom, téléphone, …) plutôt qu’en présence n’est pas neutre, ni équivalent.

Maintenant que les confinements sont terminés, constater que certains enseignants se posent la question pour convenance personnelle, de faire leur enseignement désormais « en distanciel » ou « en présentiel », comme si cela revenait au même, est inquiétant !

La façon de gérer cette crise sanitaire a eu beaucoup d’effets sur le monde du travail (comme sur la vie familiale, sur la vie des établissements de santé [3] pour personnes âgées, fragiles, handicapées, sur la vie économique, sur les commerçants, sur le monde de l’enseignement, la vie artistique, les spectacles, …)

Le fait de travailler chez soi en ne distinguant plus des espaces différents a pu aussi causer des troubles dans la sphère privée où tout se mêlait (la vie familiale, l’école, le professionnel, les loisirs…) et provoquer des saturations, des débordements (agressivité, divorces, maltraitances, violences…).

Cela a pu engendrer aussi des replis psychologiques (dépression, perte de motivation, de confiance en soi…) pour ceux qui vivent seuls, et pour lesquels le lieu de travail est un espace de rencontres sociales, une fenêtre sur le monde.

Liberté contrainte ?

Le fait actuellement de continuer à codifier tout mouvement et contrôler les allers et venues de chacun (QR code et autre « pass sanitaire ») renforce ce sentiment d’un pouvoir qui s’arroge le savoir, soumet la science à son propre agenda et s’applique à construire une vaste « manufacture du consentement » expression de Walter Lippmann [4]

Silence dans les rangs. Cela gèle pour un temps les mouvements sociaux et renvoie tout le monde derrière un écran, (ou un code !) « Participant à la numérisation intégrale de la santé et de l’éducation, tandis que toute forme de vie sociale et d’agora démocratique était décrétée vecteur de contamination ». (Barbara Stiegler).

En chassant « le distanciel », et en faisant circuler le savoir (« qui ne se capitalise pas, mais s’élabore ensemble », B. Stiegler), on réveille la démocratie, on constitue des réseaux de résistance pour réinventer la mobilisation, bref refuser l’attentisme décrit dans « L’étrange Défaite » de Marc Bloch [5]…

[1] Barbara Stiegler est une philosophe française, professeure à l’université Bordeaux-Montaigne ; elle travaille en collaboration avec les milieux de la santé. Pour aller plus loin, cliquez sur le lien.

[2] Richard Horton est le rédacteur en chef de « The Lancet », un journal médical britannique, depuis 1995.

[3] Cf. article Abdenour Bidar : « Cesser d’exister pour rester en vie »

[4] Walter Lippmann, né le 23 septembre 1889 à New York aux États-Unis et mort le 14 décembre 1974 dans la même ville, est un intellectuel, écrivain, journaliste et polémiste américain

[5] « L’Étrange Défaite ». Essai sur la bataille de France écrit en 1940 par Marc Bloch, officier et historien, qui a participé aux deux guerres mondiales. Dans ce livre, il ne raconte pas ses souvenirs personnels mais s’efforce, en témoin objectif, de comprendre les raisons de la défaite française lors de la bataille de France pendant la Seconde Guerre Mondiale. 

 

Claire Saillour est psychologue clinicienne de formation psychanalytique exerçant à l’hôpital. Après avoir travaillé en réanimation, en soins palliatifs et en cancérologie pendant dix ans auprès des patients et de leurs familles, elle intervient à présent auprès du personnel hospitalier (soignant et administratif) dans une consultation de médecine de travail.

 

Propos recueillis par Marie-Luce Barthelemy