Entre la thématique du courage, de la peur et du temps, je choisis de vous parler de celle du temps.
Interview de Catherine Mechkour di-Maria, Secrétaire générale du réseau national des Ressourceries
Dans un contexte d’accélération généralisée : des communications, de la production, de la consommation, s’interroger sur son rapport au temps est à la fois un enjeu existentiel, militant et très concret…Et me semble-t-il, un enjeu clef de tout dirigeant.
Le constat
J’ai démarré ma carrière en 1988 et découvert le sens du mot burn-out vers 2006/2008. Difficile aujourd’hui de passer à travers…du mot et du risque qu’il représente pour la santé des salariés. Dans certains secteurs (l’humanitaire, les services…), « être à bout » devient la norme, un marqueur identitaire, un style de vie… (cf. jeunes générations taillables et corvéables à merci). Car vitesse vertigineuse et charge de travail trop lourde sont les deux faces de la même pièce.
Cette pression et cette accélération généralisées représentent un coût pour la santé physique et mentale des hommes et des femmes mais aussi pour le sens et la qualité du travail en lui-même.
A force de rechercher frénétiquement la « Performance » (mot que je laisse volontairement tomber car il débouche inexorablement sur des chiffres et donc sur du quantitatif…), qui revient souvent à devoir faire « plus » avec « moins », nous en avons oublié le sens du travail lui-même et ce qu’est un travail de qualité. Prenons l’exemple du personnel hospitalier qui quitte le secteur car il ne peut plus exercer les métiers de soin correctement.
Mon expérience
Tenir un rythme fou de travail, c’est comme « gaver les oies » (la première oie concernée étant nous-même). C’est perdre le Nord de mon corps tout d’abord en ignorant ma fatigue, mes rythmes propres, mes besoins de pause, mes besoins de « ne rien faire ». C’est perdre de vue ce que j’aime faire de ce que je n’aime pas faire.
Or, un travail fait avec amour ne lui donne-t-il pas toute sa beauté et sa noblesse ?
Ma réponse
Être à l’écoute de son corps et de son âme et ne pas perdre de vue ce que j’aime faire.
Dans mon rôle de dirigeante, j’ai appris, sur le tard, à prendre très au sérieux deux messages intérieurs : « Je suis fatiguée » et « je n’ai pas envie », auxquels j’ai appris à donner suite de façon immédiate : arrêter de travailler, sur le champ (si possible), quand le message « fatigue » arrive et laisser tomber, sur le champ, la tâche dont je n’ai « pas envie » pour m’atteler à une autre dont « j’ai envie », au risque de chambouler l’ordre des priorités objectives.
Cela parait tout simple à certains mais pour moi cela a été une petite révolution… Parce ce que j’ai une culture du travail profondément enracinée, la souffrance morale est forte de céder à ce qui peut s’apparenter à de la paresse ou du caprice…Cela n’est pas sans combat intérieur, sans souffrance morale.
Mes découvertes
Tenir le cap m’a permis de faire des découvertes essentielles, voici les principales :
- Ne rien faire, fait partie de l’acte créatif, oui, le vide est créatif. Einstein a découvert, paraît-il, le principe de relativité en rêvassant. J’ai moi-même été moteur de transformation en surfant sur Facebook pendant mes horaires de travail (je vous raconterai).
C’est un temps fécond. La perspective est renversée.
Rares sont les tâches tellement urgentes que je ne puisse les délaisser momentanément pour les reprendre quand l’envie sera là.
- Et de fait, l’envie pour les tâches en question revient très spontanément… Fascinant !
- Savoir ce que j’aime faire est essentiel pour m’épanouir professionnellement mais aussi pour déléguer (on est toujours meilleur à faire ce qu’on aime faire) et créer !
- Suivre ma fatigue et mes envies, en clair être connecté à mon intériorité, permet, je le crois sincèrement, de rester connectée à son intuition (non convocable sur demande) ; et l’intuition est un outil très précieux pour diriger…
- Je ne peux être connectée à mon collectif de travail, à mon environnement que si je suis connectée à moi-même : suivre ma fatigue et mes envies, c’est me donner les moyens de suivre la fatigue et les envies (gestion par les compétences) du corps social que je dirige.
- Suivre ma fatigue et mes envies amène souvent à reconsidérer la place du temps « gratuit » dans une journée de travail : discuter avec un (e) collègue, plaisanter, célébrer une réussite juste par envie (et non parce qu’il est dit que c’est une bonne pratique dans les manuels de management). Le gratuit a une grande valeur ! Il fait souffler un vent de liberté ; nous aimons toutes et tous la liberté, vecteur fondamental pour susciter l’implication…
- C’est aussi une façon de ne pas me faire happer par l’activité et de garder mes distances ; cela me permet notamment de déceler tous les effets indirects de mon action de dirigeante… C’est un peu voir, dans le secret (je suis parfois seule à voir), la qualité de mon travail et de m’autoféliciter. De plus, j’ai la conviction que plus l’action du dirigeant est indirecte, plus il/elle renforce le pouvoir d’agir de chaque membre du collectif de travail qu’il dirige.
Par ailleurs, écouter d’autres dimensions de mon être que ma volonté brute pour gérer mon temps, m’amène à un rêve d’Être soi en harmonie, ce rêve est celui :
- De ne pas se sentir en retard (« à la traîne » du temps qui passe)
- De ne pas vouloir que le temps passe plus vite, être patiente
En clair, être ajustée au temps (faire une chose après l’autre en toute tranquillité) permettant de faire de la qualité. Mon travail est beau, je suis heureuse, cela me dépasse.
Ainsi, écouter ma fatigue (versus chercher l’utilité maximale de chaque minute passée au travail) et mes envies implique, fatalement, de ralentir.
Ralentir, par les temps qui courent, est un acte militant. La surexploitation des ressources naturelles menace notre planète et la vie sur terre. La première personne que nous devons cesser de surexploiter c’est nous-même. Les dirigeant.e. s, qui sont de facto modélisant.e. s, ont un rôle important à jouer…. Ralentir peut donner la sensation immédiate de se retrouver en retard (ou à la traîne) mais cette impression a vocation à se dissiper car la tranquillité qui naît du ralentissement accroît notre discernement, permet de détecter les signaux faibles et in fine, permet d’avoir un coup d’avance. Un vrai paradoxe !
Bien difficile dans certains contextes me direz-vous. Eh bien changeons les contextes ou changeons de contextes !
Conclusion
J’ai le courage d’être en décalage, de croire en moi, en la justesse de ma position, je m’aime moi-même pour servir le collectif. J’ai le courage du combat intérieur.
Prendre le temps de gérer par les compétences est une forme de management qui fait grandir : partir des désirs des équipes, les laisser incarner les projets, les laisser prendre la lumière.
Me laisser dépasser tout en gardant en vue l’intérêt général.
Valoriser l’écologie humaine, ralentir fait du bien à la planète, je contribue au « mieux » matériel et spirituel car je contribue à plus grand que moi.
Propos recueillis par Marie-Luce Barthelémy