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L’origine philosophique du vivant

Alexandre de Poncins[1], nous explique l’origine philosophique du « Vivant » et comment il l’applique dans le cadre de ses fonctions RH.

MLB : Quelle définition donnes-tu au terme « Vivant » ?

ADP : Au sens strict, le « Vivant » est ce qui a principe de vie. En reprenant l’approche du principe de vie aristotélicien, celle-ci se distingue de trois manières :

  • La plante a un état végétatif (période pendant laquelle le végétal se développe, de sa germination à sa maturité),
  • L’animal exerce son principe de vie par les sensations, de l’action de manger à sa survie,
  • L’Homme exerce son principe de vie, en alliant la volonté qui identifie le bien à poursuivre et l’intelligence qui met en œuvre les moyens pour atteindre ce bien.

Il s’agit ici, d’une donnée de nature à caractère anthropologique constatée depuis les philosophes grecs jusqu’au naturaliste Charles Darwin. À préciser qu’à partir des années 80, s’est développé la théorie de l’ « anthropocène » par le biologiste Eugène Stoermer (1980) puis le météorologue et Prix Nobel de chimie, Paul Josef Crutzen, selon laquelle une nouvelle période aurait commencé depuis la révolution industrielle à la fin du XVIIième siècle

Car ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est surtout le « Vivant » comme principe de vie dans la société civile et dans les organisations. Aristote nous dit que « l’Homme est un animal social » dans Politique, l’Homme exerce donc son principe de vie en société.

Dans la philosophie grecque et présocratique (entre le VIème et IVème siècle avant J.C.), deux thèses s’opposent pour définir le « Vivant ».

D’un côté, Parménide soutient que l’Être ne bouge pas, l’Être est parce qu’il est immobile alors qu’Héraclite affirme que tout est mouvement. Pendant des siècles, on s’interroge sur le « Vivant » par rapport à cette tension entre immobilité et mouvement.

Une de mes premières questions en philosophie, a été de réfléchir sur : Qu’y a-t-il de commun entre toutes les personnes réunies dans une pièce ?

C’est le mouvement.

Le « Vivant » se définit donc par ce qui est en mouvement. Ce qui est commun à tous les membres d’une entreprise est qu’ils sont en mouvement.

MLB : Que veut dire Parménide par : l’Être est immobile ?

ADP : Si l’Être bouge, il n’existe pas, par exemple, lorsqu’une personne se pense irremplaçable à son poste dans une entreprise, elle se considère donc comme ne pouvant pas exister si elle n’est pas à cette place-là.

MLB : les organisations sont donc vivantes par le mouvement, en quoi peut -on dire encore qu’elles sont vivantes ?

ADP : Parce qu’elles sont un tissu humain formidable ! Si nous regardons objectivement l’entreprise, elle est le lieu où des personnes se rassemblent pour aller d’un point A ou d’un point B à un autre point : comme acquérir ou compléter une compétence, effectuer une mobilité, se déplacer d’un bureau à un autre, se projeter dans l’organisation globale d’une entreprise et la stratégie établie…

Imaginons les personnes entrants et sortants d’un siège social d’une grande entreprise en accéléré comme dans un film. Ce même flux et reflux se démultiplie à tous les étages. C’est une véritable fourmilière. Être en mouvement au sein d’une entreprise se traduit par le poste occupé, les rencontres quotidiennes, les projets réalisés… Tout cela rend vivant ! Nous posons des actes de mouvements. L’entreprise est donc un organisme vivant dans lequel tout circule au même titre que le sang circule dans le corps. 

MLB : Quels sont les autres « Vivants » dans une organisation ?

ADP : Il y a aussi ce que l’on construit. Aristote dit encore : « la finalité du bien est dans sa fin ». Nous travaillons dans un objectif précis qui va dépasser le travail de la personne en tant que tel. Nous sommes en mouvement pour quelque chose, avec quelqu’un dans un ensemble organisé. C’est l’ensemble organisé qui est fédéré autour de l’objectif commun, ce que l’on appelle la stratégie. Le vivant, ce sont toutes les petites pierres mises en place pour construire l’édifice commun, fruit de la volonté de chacun.

La trace du « Vivant » c’est l’Homme au quotidien avec deux moteurs :

  • La volonté qui identifie et veut le bien,
  • L’intelligence et plus particulièrement « L’Intellect agent [1] » qui orchestre les moyens par lesquels le bien sera atteint ; si ce « pilote » est aussi bien huilé que la mécanique d’une voiture, il est surtout plus fiable parce qu’il émane du principe de vie lui-même.

La volonté se met en mouvement et incarne le fait que nous sommes vivants dans un projet, dans une action, dans une équipe. Cela se traduit par l’application du jugement prudentiel, développé par Thomas d’Aquin : la prudence n’est pas un défaut, une crainte, un réflexe à l’immobilisme comme la culture contemporaine le laisse entendre… la vertu (cardinale) de prudence est le fait d’agir au bon moment, avec les bonnes personnes pour viser l’impact souhaité. En ce sens, le stratège est prudent parce qu’en mouvement ! 

MLB : L’architecture Grecque de la société civile se retrouve dans l’entreprise

 ADP : Oui, avec l’Ethos, la Polis et l’Economos.

  • L’Ethos est ce qui rend crédible et compétent à… (Dans l’entreprise, nous retrouvons des personnes crédibles par leurs compétences),
  • L’Economos est la bonne gestion des choses (dans l’entreprise, nous retrouvons diverses formes de gestion : financière… Et aussi la bonne gestion d’un emploi du temps, d’un ordre du jour…),
  • La Polis est la cité, le groupe, ou l’entreprise, ou encore une équipe projet… (Groupe dans lequel nous vivons). Le but des Hommes dans la Polis est de bien vivre ensemble « εὐδαιμονία / eudaimonía», comme le rappelle Aristote dans Ethique à Nicomaque.

Le vivant est donc ce qui se meut dans une entreprise pour bien vivre ensemble et dans un souci constant et légitime de crédibilité.

MLB : Et toi dans ton expérience professionnelle, comment prends-tu en compte le « Vivant » ?

ADP : J’ai trois exigences :

  • Celle d’appliquer la définition de la vérité de Thomas d’Aquin : l’intelligence est l’adéquation entre ce que l’on dit d’une chose et la réalité. Un souci de cohérence entre ce que l’on fait et de que l’on dit, autrement dit dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit. Répondre au besoin d’un collaborateur dans une réalité adaptée.
  • Accompagner et non décider, dans une opération de recrutement. La personne qui signe le contrat d’embauche, c’est le candidat. Il y a eu un acte de dire Oui ou de dire Non (renoncer à… pour choisir autre chose). C’est un acte « Vivant », passer du connu à l’inconnu. Un végétal, un animal, l’Homme passe du connu à l’inconnu, il en est de même dans une opération RH. Il y aura une certaine appréhension qu’il est nécessaire d’accompagner.
  • Exercer le jugement prudentiel, c’est-à-dire agir au bon moment, avec les bonnes personnes, au bon moment et au bon endroit pour avoir le juste impact. Tel est le sens noble et initial de la vertu cardinale de prudence.

Je te donne un exemple, j’accompagne le choix d’un dirigeant dans le cadre d’un rachat de société et de création de poste. Il recherche une personne pivot qui aurait des missions progressives dans le temps et en fonction des parts de marchés acquises :

Premier acte : établir un état des lieux et se mettre d’accord sur le mouvement qui va s’opérer pour que ce soit transparent pour le candidat (clarté de l’évolution de l’organisation par rapport à ce auquel il aura pu renoncer auparavant et par rapport à ce qu’il a choisi). Réfléchir à l’évolution de la fiche de poste en tenant compte des nouvelles compétences nécessaires pour demain et accompagner chaque étape majeure.

Ainsi, la personne fait mouvement avec le mouvement externe engagé. Accompagner la personne à être acteur de son choix est le but final.

Accompagner les organisations d’un point A à un point B, c’est prendre conscience et concrétiser la multitude des actions qu’il y a derrière (déménagement, famille, travail à mettre en place, formation…).

Dans ces perpétuels mouvements, le stress au travail est une réalité quotidienne, que l’on peut présenter comme le ratio disproportionné entre la perception que l’on a d’une tâche à réaliser et les compétences demandées. Il y a un mouvement, mais on ne se sent pas capable de le faire tant l’on a une mauvaise appréhension de ce mouvement.

MLB : Comment la nature comme « Vivant » t’inspire-t-elle dans tes modes de management ?

ADP : Il y a des choses qui s’apprennent uniquement en regardant et qui sont plus visibles à l’œil nu que dans des discours. Telle est la leçon apprise au contact des entreprises pour lesquelles j’ai travaillé, dont certaines avaient une organisation pratiquant le long terme sans omettre l’impact du court et moyen terme. Lorsque j’observe la nature, il y a toujours une saine lenteur. Le « Vivant » et d’autres « Vivants » nous ont précédé, nous serons les prédécesseurs des prochaines générations. Des personnes nous précéderont toujours dans une organisation, dans une équipe… Lorsque je regarde la nature, nous avons déjà un rapport évident entre ce qui est en acte et ce qui est en puissance. Ce qui signifie que dans la nature, nous pouvons déjà observer ce qui est en acte maintenant (la végétation, la saison…) et pressentir ce qui va arriver. Il suffit d’aller sur un marché pour s’en rendre compte ou tout simplement d’aller cueillir des champignons en automne, pour constater d’une part une finitude et d’autre part une transition permanente et durable qui se prépare. Les agriculteurs préparent constamment l’après en actant l’aujourd’hui. Il y a un lien sain à la nature qui en dit plus long sur comment une organisation peut évoluer dans l’espace et dans le temps. 

MLB : Quel lien fais-tu entre le « Vivant » et le rapport au temps ?

ADP : il y a un rapport au temps long qui a été perdu dans les organisations et dans les relations les uns aux autres. Emmanuel Mounier, philosophe, a écrit sur « le Personnalisme » [1], (la relation se construit dans un temps long). C’est important de se le rappeler alors que tout va très et/ou trop vite… Entrainant, des points de blocage du système.

Réapprendre le temps de la relation pour que les choses se fassent naturellement et fonctionnent. Savoir être lent peut-être une vraie force. Des entreprises ont choisi d’être lentes parce qu’elles savaient que d’autres allaient passer. Leur stratégie : s’ancrer dans le temps présent, préparer le futur avec méthode.

La nature de la relation humaine ne doit pas être brisée par la culture du ROI.

L’évolution du « Vivant » est effectivement constante dans le temps et l’espace. Il suffit parfois d’avoir des mini-actions vertueuses régulières pour engager une saine dynamique, c’est ce qu’on appelle l’habitus vertueux. Une réflexion à hauteur de plusieurs générations est nécessaire. Je prends pour illustration, les forêts du Puy de Dôme pluriséculaires : il y a 8 000 hectares de forêts à restaurer ; à nous de nous en occuper après nos prédécesseurs et avant les suivants ! De même, pensons aux fameux trois tailleurs de pierre, l’un déclare tailler une pierre, le second construire un mur et le troisième bâtir une cathédrale !

En conclusion, Le « Vivant » appelle au « Vivant ». Le principe de vie appelle à creuser dans le temps, dans la relation, dans le tissu social.

Le temps est un merveilleux professeur du « Vivant » ! Le « Vivant » est beau tout court et se doit d’être respecté comme tel.                                                                        

Propos recueilli par Marie-Luce Barthelémy


[1] Alexandre de Poncins exerce depuis quinze ans, dans le management de projets opérationnels en ressources humaines. Passionné de philosophie enracinée dans la terre, il s’attache depuis 2008, à déployer quatre piliers fondamentaux, au regard de trois environnements pratiqués (association sociale, entreprise industrielle, cabinet RH): 1) mettre la personne au centre 2) être joueur d’équipe 3) cultiver le terrain 4) allier humilité & efficience. Aujourd’hui, il poursuit l’objectif du développement des hommes en qualité de RH de proximité, pour accompagner les organisations et leurs équipes au long terme.

[2] Intellect Agent : Notion développée par Aristote et Thomas d’Aquin

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Mounier
Conception pratique que la relation d’une personne à l’autre se fait dans une communication au long terme