Comment remettre de la systémie dans une organisation mécaniste ?
Quelques minutes avant, le magnifique système présentait au visiteur l’exemple abouti d’une logistique assistée par un pilotage numérique intelligent. Une vraie petite merveille qui faisait la fierté des ingénieurs et des cadres de l’entreprise ; ceux-ci ne manquaient pas de vanter leur supply chain :
« Quelle merveille disaient-ils que d’avoir confié les rôles de contrôle des pièces aux machines ! L’opérateur lui se concentre sur ses temps gamme (sa productivité) … la machine valide ou non la pièce avant de la transférer au poste suivant de la chaîne. Tout cela tourne très bien et s’ajuste en permanence. »
Quand un ouvrier ralentit le tempo, un voyant rouge clignotant s’allume au-dessus de lui (par exemple parce que la machine lui a refusé plus de 2 pièces de suite). A l’origine, ce système était conçu pour que les régleurs arrivent rapidement au poste défaillant sans même que l’opérateur ait à signaler ses difficultés… Très vite, il a servi à signaler la prochaine victime des quolibets de ses collègues, quolibets un peu navrés à la longue.
Ce jour d’été, lorsque les machines s’arrêtent, aucun signe précurseur n’a été signalé par les opérateurs (ce qui ne signifie pas qu’ils n’en avaient pas vus, mais bien plutôt qu’ils avaient renoncé à en parler ou qu’ils ne voulaient pas le signaler).
Dès que l’incident est constaté (difficile de le manquer), les étages au-dessus de l’atelier s’agitent : les ingénieurs, les gestionnaires, les informaticiens, les logisticiens, brefs tout l’encadrement s’affaire pour relancer la production et comprendre le problème.
Et l’incident va durer plusieurs heures pendant lesquelles l’entreprise va prendre un retard de production impossible à rattraper et qui se chiffrera en centaines de milliers d’euros.
Pendant ce temps, que font les opérateurs ?
La plupart ont reçu pour consigne de rester disponible à leur poste… et ils vont attendre ainsi plusieurs heures sans savoir, sans rien faire.
Terrible, n’est-ce pas ?
Certains cadres sentent un malaise… sans trop oser en faire part en interne dans les jours qui suivent.
Pourtant quelques jours avant, certains d’entre eux sont interrogés et ils manifestent alors un esprit « maison » (corporate dit-on maintenant). Il n’en va pas de même auprès des ouvriers qui réagissent fortement à toute tentative d’interview, puis s’expliquent en exprimant leur agacement d’être soumis à des machines et de ne plus voir que rarement « ces beaux cadres des étages ».
Et pourtant, ils n’ont pas fait grève.
Et pourtant, cette entreprise a une renommée et une classe mondiale : ses produits sont d’excellente qualité.
Je suis très étonné qu’un tel coût humain soit encore possible aujourd’hui.
Je suis naïf : cette séparation entre deux classes de personnes « ceux qui programment les machines intelligentes » et « ceux qui les servent » est peut-être en train de se répandre.
C’est au moins ce que me confirment des dirigeants et des ingénieurs dans plusieurs activités (dont des concepteurs d’IA).
Comment alors faire évoluer une organisation mécaniste pour redonner de l’autonomie au système ?
Cette constatation est au cœur d’échange avec plusieurs dirigeants qui prennent leur fonction. Et l’un d’entre eux a introduit dans son programme des cent jours :
« Aller à la rencontre des opérateurs ; chercher ceux qui ont souffert de l’irréalité du management idéalisé ; leur poser la question : « si c’était vous qui organisiez votre travail, que feriez-vous ? »
Nous échangeons à ce propos : « il n’est pas question que je leur raconte des mensonges ; c’est justement de management affiché comme bienveillant qu’ils ont soufferts. Je ne veux même pas m’en faire des alliés. Leurs intelligences sont les seules aujourd’hui à percevoir la réalité, l’entreprise en a besoin.
En même temps, je cherche à embarquer quelques cadres qui vont sortir de leur vision surplombante. Ceux-là, je souhaite qu’ils prennent conscience qu’une autre façon de travailler avec les opérateurs est possible. Ils en ont peur parfois ou ils ont peur de leur parler. Lorsque ces nouveaux cadres auront trouvé comment travailler et échanger sur la réalité de l’activité en confiance avec les opérationnels, j’aurai fait un grand pas. Peut-être même certains opérateurs intégreront ces équipes d’encadrement de terrain mais je ne crois pas qu’ils le recherchent…
Et tu sais, je ne fais pas ça pour obtenir des résultats économiques rapides. Je pense même que ce n’est pas la meilleure voie. Je cherche à obtenir des résultats économiques solides. C’est le feu vert que j’ai obtenu du Comex, et je ne sais pas combien de temps ça va durer. »
Marc-Antoine de Bagneaux