Grandir

Du travail servitude au travail qui nous rend Homme… Pour une nouvelle philosophie du travail.

Par Renaud du Mas de Paysac, président de Grandir, et Camille Drye, étudiante 2ème année à l’IPC

Comme l’a si bien montré Charlie Chaplin dans Les temps modernes, la réalité du travail peut être dure. Celui-ci a même été considéré comme une injuste servitude, dont seuls les fins de semaine, les vacances ou même la retraite peuvent nous libérer ! Devenu pour certains le lieu de grandes souffrances, la réalité du travail aujourd’hui nous oblige à la réflexion. Petit retour historique et philosophique pour y voir plus clair.

Le travail qui nous torture, humilie, rabaisse

Dans les cités grecques et l’empire romain, le travail était ignoré et méprisé. Les activités laborieuses étaient délaissées pour exercer la liberté ultime : les activités de l’esprit.

Cela s’enracine dans la conception de l’homme de l’époque : est libre celui qui n’a pas besoin de travailler et qui peut consacrer son temps aux loisirs. Nous avons bien dit loisirs… mais à l’ancienne! 

C’est-à-dire qu’ils consistent en l’exercice de la raison, tant en philosophie, en sciences, que dans l’ordre pratique : la vertu, la politique. Cette vision du travail est liée à celle du bonheur selon laquelle « Ce qui est propre à chaque chose est par nature ce qu’il y a de plus excellent et agréable pour cette chose ».

Or le propre de l’homme est la vie selon l’intellect. Cette dernière serait donc la vie la plus heureuse. Conclusion des grecs : le travail humain est méprisable, du simple fait qu’il est assimilé à la seule satisfaction des besoins matériels. Merci pour cette vision élitiste du travail ! Tournons-nous maintenant vers les moyenâgeux ! Pouvons-nous compter sur eux pour réhabiliter le travail ?

Bien que l’on assiste à une lente évolution des mentalités et des pratiques au cours de cette période, sous l’influence du christianisme, le travail ne devient pas pour autant une activité centrale et valorisante.

Thomas d’Aquin a bien essayé de le légitimer en l’associant à l’idée d’une utilité commune, d’une activité réalisée pour le bien de la communauté. Mais même l’étymologie que l’on porte au mot travail va dans le sens contraire : « Travail » viendrait du latin tripalium, un instrument utilisé aussi… pour torturer !

Le travail qui nous libère

Condamnons-nous à jamais le travail à n’être représenté que comme une aliénation de la liberté ? Il faut attendre le 17ème siècle, pour que Descartes nous apporte, avec l’illusion que l’homme puisse être comme maître et possesseur de la nature, une nouvelle conception plus valorisante du travail. Ce dernier devient alors ce grâce à quoi l’homme peut agir sur le monde. Ce n’est que plus récemment que le travail se retrouve véritablement au cœur de la dynamique de la société moderne.

Deux interprétations balisent alors la question du travail : la théorie marxiste, qui considère le travail comme une domination et la théorie libérale, qui le considère au contraire comme une libération. Nous avons dit « libération » en pensant à l’économie libérale moderne ? Dans Le travail invisible, Pierre-Yves Gomez analyse cette pensée : étant donné qu’une organisation rationnelle du travail peut soulager la peine et accroître la richesse, cela permet de financer le temps libre des travailleurs et donc d’ouvrir à la perspective des loisirs, qui se situent dans le champ de la liberté privée de l’individu.

Cependant, le travail reste alors un moyen peu épanouissant, ayant pour seul avantage de favoriser la liberté de l’individu dans sa vie privée. N’est-il donc que cela ? Peut-on retrouver le vrai sens du travail ? Eclairons donc cette notion à la lumière d’Axel Honneth et de Simone Weil, qui lui attribuent des termes tels que «humanisant» ou encore «fondement du lien social». De quoi éclairer notre journée… de travail !

Le travail qui nous socialise

Quel est le lien qui relie l’individu à la société si ce n’est le travail ? Qu’apporte le travail à la personne ?

Telles sont les questions que se posent le philosophe sociologue allemand Axel Honneth qui, dans La lutte pour la reconnaissance, distingue trois sphères dites « De la reconnaissance », dans lesquelles l’homme n’existe que s’il est reconnu : – L’intimité, qui révèle que l’homme a besoin d’être aimé – Le droit, visant la reconnaissance juridique de la valeur de la personne – Et enfin le travail : notre sentiment d’être utile et de contribuer à la société se trouvent reconnus dans et par le travail, favorisant ainsi l’estime de soi.

Axel Honneth soutient que le travail doit être pensé à partir de ces trois sphères, définissant trois rapports différents de l’individu dans le travail : son rapport à soi-même, son rapport au monde extérieur et son rapport à autrui. Le travail devient l’architecte d’une société définie par l’interdépendance et la solidarité

Celui qui est exclu du travail perd donc son lien avec la société, et son rapport à soi est également diminué. Par le travail que nous exécutons d’abord pour nous-même sous la pression du besoin, nous nous intégrons en fait dans un système plus grand que nous, qui donne à notre acte une signification globale.

Le travail qui nous rend homme

La philosophe Simone Weil est allée expérimenter de l’intérieur, en tant qu’ouvrière dans des usines, comment se vit le travail. Sa conclusion : bien que le travail soit toujours contraint par la nécessité, il est en même temps la source d’un engagement et d’un dépassement de soi. 

Et c’est parce qu’il est les deux, à la fois contrainte et dépassement, que le travail est humanisant, qu’il nous enracine dans la vie.

Le travail représente l’expérience formatrice de notre rapport au réel : nous sommes plus grands que ce qui nous contraint car, par notre effort, nous pouvons transformer le monde. La fierté de l’ouvrage accompli prend ainsi une part importante dans la compréhension que « Le travail est pour l’homme » et non « L’homme pour le travail ».

Finalement est asservi par le travail, celui qui ne sait pas pour quoi ni pour qui il travaille. Pour Simone Weil, il importe véritablement « Non seulement que l’homme sache ce qu’il fait, mais si possible qu’il en perçoive l’usage, qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation » (Simone Weil, Journal d’usine).

Comme l’écrit Robert Chenavier, sa notion de travail est comme « Le cœur d’une constellation de notions telles que celles de perceptions de temps, de liberté et de nécessité, d’attention, d’existence et de réalité » (Robert Chevanier, Simone Weil, une philosophie du travail). L’émancipation de chacun se fait donc par le travail lui-même, en donnant au travailleur sa responsabilité et sa place. L’environnement doit alors permettre la pleine réalisation de la personne humaine dans l’entreprise au sein d’un travail libérateur.

Ce qui importe finalement le plus, n’est-il pas d’accueillir le travail comme pouvant être un lieu de joie, face à l’œuvre accomplie (face au travail bien fait) ? Certes, cela nécessite de réunir quelques conditions comme un management humain, la compréhension du sens de son travail, un environnement porteur…

Alors cessons de nous plaindre de l’entreprise, arrêtons de vouloir qu’elle satisfasse tous nos désirs et cherchons à regarder le travail avec les yeux de Simone Weil…   Pour aller plus loin avec Grandir :

1. Quelle est mon attitude vis à vis du travail, celle que mon entourage professionnel et personnel va voir ou percevoir ?

2. En tant que manager, quelles valeurs du travail est-ce que je transmets ?

3. Comment, par le management appréciatif, puis-je développer auprès de mes collaborateurs, la satisfaction de leurs contributions ?